Devenons acteur de notre propre culture
L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible.
Au commencement il y a bien l’Acte ; mais au-dessus il y a l’Idée. Tout devenir repose sur le mouvement. Un tableau naît-il jamais d’une seule fois ? Non pas ! Il se monte pièce par pièce, point autrement qu’une maison.
Paul Klee. Senecio (bientôt vieillard). 1922,181. Kunstmuseum de Bâle, Sammlung Online, consulté le 06.09.2021
Quand, donc, en partant des réalités de ce monde, on s’est, grâce à une droite conception de l’amour des jeunes gens, élevé vers la beauté en question et qu’on commence à l’apercevoir, on peut dire qu’on touche presque au terme. Car c’est là justement le droit chemin pour accéder aux choses de l’amour, ou pour y être conduit par un autre, de partir des beautés de ce monde, et, avec cette beauté-là comme but, de s’élever continuellement, en usant, dirais-je, d’échelons, passant d’un beau corps à deux, et de deux à tous, puis des beaux corps aux belles occupations, ensuite des occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on arrive pour finir à cette science que j’ai dite, science qui n’a d’autre objet que, en elle-même, la beauté dont je parle, et jusqu’à ce qu’on connaisse à la fin ce qui est beau pour soi seul.
Voilà, cher Socrate, quel est le point de la vie où, autant qu’en aucun autre imaginable, il vaut pour un homme la peine de vivre : quand il contemple la beauté en elle-même.
Platon, Le Banquet. IVe siècle avant notre ère
Le Beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe, dans la combinaison des paroles et la musique de tout genre ; car les mélodies et les rythmes sont beaux ; il y a aussi, en montant de la sensation vers un domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus.
Y a-t-il une beauté antérieure à celle-là ?
Plotin, Du Beau. IIIe siècle
Le peintre est maître de toutes sortes de gens et de toute chose. Si le peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a la faculté de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui font peur, ou bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer la pitié, il est leur maître et dieu ; et s’il veut créer des paysages, des déserts, des lieux d’ombre et de frais pendant les chaleurs, il les représente ; et de même des lieux chauds par mauvais temps. S’il veut des vallées, s’il veut des hautes cimes de montagnes, découvrir de hautes étendues, et s’il veut ensuite voir l’horizon de la mer, il en a la puissance. Et si du fond des vallées il veut apercevoir des hautes montagnes, ou des hautes montagnes les vallées basses ou les côtes, ce qu’il y a dans l’univers par essence, présence ou fiction il l’a, dans l’esprit d’abord, puis dans les mains. Et celles-ci ont telle vertu qu’elles engendrent à un moment donné une harmonie de proportions embrassée par le regard comme la réalité même.
Léonard de Vinci, Traité de la Peinture. XVIe siècle
Du sublime. Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger : c’est-à-dire, tout ce qui est en quelque sorte terrible, tout ce qui traite d’objets terribles, tout ce qui agit d’une manière analogue à la terreur, est une source du sublime : ou si l’on veut, peut susciter la plus forte émotion que l’âme soit capable de sentir. Je dis la plus forte émotion, parce que je suis convaincu que les idées de la douleur sont plus puissantes que celles qui viennent du plaisir. Il est hors de doute qu’il existe des tourments dont les effets sur l’âme et sur le corps doivent être plus énergiques que tous les plaisirs.
Edmund Burke. Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau. XVIIIe siècle
Le dessin est la probité de l’art.
Dessiner ne veut pas dire simplement reproduire des contours ; le dessin ne consiste pas simplement dans le trait : le dessin c’est encore l’expression, la forme intérieure, le plan, le modèle. Voyez ce qui reste après cela ! Le dessin comprend les trois quart et demi de ce qui constitue la peinture. Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres.
Jean Dominique Ingres. Écrits sur l’Art. XIXe siècle
29 avril 1854. Repris les Baigneuses
Je comprends mieux depuis que je suis ici, quoique la végétation soit peu avancée, le principe des arbres. Il faut les modeler dans un reflet coloré comme la chair : le même principe paraît ici encore plus pratique. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement un reflet. Quand on finit on reflète davantage là où cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les clairs ou les gris, la transition est moins brusque. Je remarque qu’il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas composés d’une infinité de petites parties, comme sont les feuilles : mais comme la transparence en est extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très grand rôle.
Eugène Delacroix. Journal. XIXe siècle
Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici : traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon donnent l’étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le Pater Omnipotens Aeterne Deus étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière, représentés par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l’air.
Paul Cézanne, Lettre à Émile Bernard. 1904
J’ai à peindre un corps de femme : d’abord, je lui donne de la grâce, un charme, et il s’agit de lui donner quelque chose de plus. je vais condenser la signification de ce corps, en cherchant ses lignes essentielles. le charme sera moins apparent au premier regard, mais il devra se dégager à la longue de la nouvelle image que j’aurai obtenue, et qui aura une signification plus large, plus pleinement humaine. le charme en sera moins saillant, n’en étant pas toute la caractéristique, mais il n’en existera pas moins, contenu dans la conception générale de ma figure.
Henri Matisse. Ecrits et propos sur l’art. 1908
Entrer dans la toile.
Pour chaque peintre américain, il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action – plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou « exprimer » un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une image, mais en fait une action.
Ce n’était plus avec une image dans l’esprit que le peintre s’approchait de son chevalet ; il y venait, tenant en main le matériau qui allait servir à modifier cet autre matériau placé devant lui. L’image serait le résultat de cette rencontre.
Harold Rosenberg. Les peintres d’action américains. 1952
Nous construisons et construisons sans cesse, mais l’intuition continue à être une bonne chose. On peut considérablement sans elle, mais pas tout. Sans elle, on peut réussir longtemps, réussir beaucoup et diversement, réussir des choses capitales mais pas tout. Quand l’intuition s’unit à la recherche exacte, elle accélère le progrès de celle-ci de façon saisissante.
On apprend à voir derrière la façade, à saisir une chose à la racine. On apprend à reconnaître les forces sous-jacentes ; on apprend la préhistoire du visible. On apprend à fouiller les profondeurs, on apprend à mettre à nu. On apprend à ne pas accepter les choses toutes faites. Apprend qu’il existe un rapport de la Cause à l’Effet. Apprend à organiser le mouvement en rapports logiques. Apprend ce qu’est la logique. Apprend ce qu’est un organisme. Point d’hypertension. Tension derrière, en dedans, en dessous. Feu seulement tout à l’intérieur. Intériorité
Paul Klee, Credo du créateur. Conférence de Iéna, 1925